Il s’agit de la quatrième analyse de notre série sur l’industrie lourde.
L’industrie sidérurgique du Canada est sur le point de réduire considérablement ses émissions, grâce au soutien du gouvernement, aux investissements de l’industrie et à la tarification du carbone industriel.
Rien ne symbolise mieux la décarbonisation industrielle que l’acier. Ce matériau polyvalent et recyclable à l’infini contribuera à bâtir l’économie carboneutre, littéralement, en tant que composant des véhicules, des éoliennes, des pylônes, et bien plus encore. D’ailleurs, la demande d’acier sobre en carbone devrait augmenter, comparativement aux équivalents plus gourmands en carbone de ce métal.
Même si l’industrie de l’acier du Canada émet actuellement moins de carbone que celle de la plupart des pays étrangers, elle demeure un secteur à forte intensité d’émissions. Comme dans d’autres industries lourdes, la décarbonisation de l’acier implique de réduire les émissions d’installations qui exigent d’importants investissements et se mesurent à des compétiteurs internationaux vendant à bas prix.
Les décideurs politiques ont un rôle à jouer dans la transition de l’industrie sidérurgique du Canada. Dans cette analyse, nous discuterons de ce rôle, qui consiste moins à définir une trajectoire gagnante vers la décarbonisation, et plutôt à mettre en œuvre les mesures les plus rentables.
Le secteur de l’acier est prêt à couper fortement ses émissions dans la prochaine décennie
L’industrie sidérurgique du Canada est à l’aube de changements majeurs. Entre 2005 et 2022, ses émissions ont diminué de trois mégatonnes, mais la décarbonisation n’en était pas la cause. Si les installations ont effectivement amélioré leur efficacité, les émissions ont surtout baissé en raison de la fermeture d’une importante usine sidérurgique. La figure 1 illustre cette tendance (cliquer sur le bouton « Historique »).
Les facteurs futurs des émissions (cliquer sur le bouton « Projection » de la figure 1 pour les afficher) seront très différents. Tenant compte des mesures du Plan de réduction des émissions pour 2030 du Canada, 440 mégatonnes prévoit que l’industrie sidérurgique continuera de croître, tout en réduisant son intensité énergétique et ses émissions. Dans l’ensemble, ce secteur est sur la bonne voie pour diminuer ses émissions de 5 Mt, soit de 40 %, entre 2022 et 2030.
Les émissions chutent ainsi grâce aux projets de décarbonisation qui ciblent les émissions associées à la fabrication de fer, l’étape la plus gourmande en carbone de la production d’acier. Si la fabrication de fer génère autant d’émissions, c’est qu’il est nécessaire de séparer le fer de l’oxygène, habituellement en mélangeant ce métal avec du charbon à teneur élevée en carbone dans un haut fourneau. La combustion du charbon et la réaction chimique entre le carbone et l’oxygène produisent de grandes quantités de dioxyde de carbone.
De nos jours, le Canada compte trois aciéries qui fabriquent du fer à l’aide de hauts fourneaux alimentés par du charbon. Ces installations (les plus grandes de l’industrie, appelées « complexes intégrés ») sont responsables d’environ 90 % des émissions du secteur.
Il existe quelques manières de réduire ces dernières. L’un de ces complexes intégrés a fait le choix d’arrêter complètement la production de fer. Au lieu de partir de zéro, il produira de l’acier avec de la ferraille uniquement, en employant un procédé en grande partie décarbonisé grâce à l’utilisation d’un four électrique à arc.
Néanmoins, la fabrication d’acier à partir de ferraille, dite secondaire, ne peut remplacer entièrement la fabrication à partir du fer, dite primaire, qui sera toujours nécessaire pour produire des nuances d’acier de première qualité. De son côté, la fabrication secondaire dépendra toujours d’un approvisionnement fiable en ferraille de bonne qualité. Autrement dit, il faut trouver des moyens de décarboniser la fabrication de fer elle-même, ce qui soulève des difficultés bien plus grandes.
L’une des principales solutions de rechange à l’utilisation d’un haut fourneau est le procédé de réduction directe du fer : les fabricants utilisent des ingrédients à faibles émissions ayant la capacité de retirer les atomes d’oxygène du minerai de fer. Actuellement, l’ingrédient le plus fréquemment utilisé est le gaz naturel, qui libère tout de même du dioxyde de carbone pendant la réaction. L’hydrogène, dont la combustion ne relâche pas de dioxyde carbone, est également une option, mais sa production peut générer des émissions en fonction du procédé employé.
Cette méthode a été choisie par un autre complexe intégré du Canada. Dans les années à venir, le complexe installera un four électrique à arc et remplacera son haut fourneau, afin de produire de l’éponge de fer au moyen de gaz naturel.
Les projets de décarbonisation de ces deux usines entraîneront une baisse considérable des émissions liées au fer et à l’acier au Canada, mais ne leur permettront pas d’atteindre la carboneutralité totale.
La tarification du carbone et le financement du fédéral contribuent à mettre l’acier sur une trajectoire carboneutre
Les réductions des émissions attendues dans un avenir proche placeraient l’industrie sidérurgique sur une trajectoire carboneutre (figure 2). Comme l’ont souligné les producteurs d’acier, ces réductions sont rendues possibles par une combinaison d’intérêts commerciaux et de politiques gouvernementales. La demande de produits sobres en carbone ne fait qu’augmenter (bien que les consommateurs ne soient pas toujours prêts à payer un prix plus élevé pour ces produits), tandis que la tarification du carbone industriel et l’important soutien public apporté aux récents projets de décarbonisation de l’industrie se sont avérés des incitatifs efficaces à la réduction des émissions.
Pour maintenir sa trajectoire carboneutre après 2030, l’industrie devra réduire ses émissions encore davantage. Par-dessus tout, elle devra éliminer le reste des émissions associées à la fabrication de fer, qu’elles proviennent de la combustion du charbon ou de réactions chimiques.
Bien qu’il existe de nombreuses solutions, aucune n’est encore commercialisée. En théorie, d’autres technologies pourraient remplacer le dernier haut fourneau du Canada ou capturer ses émissions. Les installations qui utilisent du gaz naturel pourraient réduire leurs émissions en captant le carbone ou en remplaçant le gaz par de l’hydrogène sobre en carbone. Autrement, l’électrolyse permettrait d’électrifier complètement la fabrication du fer.
Chaque solution s’accompagne de difficultés. D’une part, les projets de captation du carbone sont compliqués à mettre en œuvre au sein des aciéries, qui comportent de nombreuses sources ponctuelles d’émissions, et la seule solution commercialisée dans le monde présente de faibles taux de captation. D’autre part, l’hydrogène sobre en carbone est coûteux à produire et son approvisionnement serait difficile en Ontario, où se trouvent les complexes intégrés du Canada. En parallèle, la technologie qui servirait à électrifier la fabrication du fer est toujours en cours de développement. Par ailleurs, ce processus nécessiterait une quantité colossale d’électricité, alors que les prévisions indiquent déjà une augmentation de la demande dans l’avenir.
Partout dans le monde, les producteurs d’acier mettent ces technologies à l’épreuve. Quant aux décideurs politiques, c’est à eux de déterminer les mesures les plus rentables pour créer des conditions favorables aux solutions carboneutres.
Les politiques visant à décarboniser le secteur de l’acier doivent être rentables
Les politiques publiques ont toujours joué un rôle essentiel dans la décarbonisation du fer et de l’acier, mais les solutions du passé ne sont pas forcément celles du futur.
Ce sont principalement des fonds publics qui soutiennent les plus récents projets de l’industrie sidérurgique, ce qui se justifie par plusieurs bonnes raisons : les subventions peuvent motiver des acteurs pionniers dans des secteurs difficiles à décarboniser, et elles s’expliquent plus facilement lorsque les entreprises sont de grands employeurs et que les consommateurs demandent davantage de produits sobres en carbone, mais ne sont pas forcément prêts à payer un prix plus élevé en contrepartie.
Toutefois, les gouvernements devraient continuer dans cette approche avec prudence. À mesure que le Canada progresse dans sa trajectoire vers la carboneutralité, et que ses compétiteurs internationaux sont soumis à une pression constante pour faire de même, il deviendra plus rentable de s’appuyer sur d’autres politiques qui incitent efficacement à réduire les émissions et ne reposent pas sur des subventions coûteuses.
La tarification du carbone industriel (ou systèmes d’échange pour les grands émetteurs) est l’une de ces politiques. Ces systèmes sont conçus pour réduire le risque de délocaliser les émissions industrielles du Canada et pour mettre de l’avant une tarification claire qui invite les entreprises à réduire leurs émissions. En général, les systèmes recyclent une partie des recettes, en les reversant aux émetteurs pour des projets de décarbonisation.
Par l’établissement de règles d’approvisionnement, les gouvernements contribuent également à la création d’un marché pour l’acier sobre en carbone. Ils peuvent réduire les émissions et renforcer la compétitivité de producteurs à faibles émissions de carbone, en exigeant que les projets qui utilisent de l’argent public achètent des biens sobres en carbone, y compris de l’acier. Pour le moment, le gouvernement n’inclut pas encore ce métal dans sa politique d’achats écologiques, mais il prévoit de l’ajouter.
Les perspectives pour l’acier canadien sobre en carbone sont encourageantes. Le secteur sidérurgique prend des mesures constructives pour réduire ses émissions et le Canada s’est d’ores et déjà doté d’un éventail de politiques efficaces. Ensemble, ils peuvent donner l’élan nécessaire pour pousser la décarbonisation de l’acier encore plus loin, tout en préparant le terrain pour un secteur compétitif à long terme.
Ross Linden-Fraser est chargé de recherche à l’Institut climatique du Canada.