Une nouvelle analyse détaillée révèle les progrès et les défis dans la réduction des émissions de GES fédérales et provinciales : 2005-2022.
Le bilan du Canada au chapitre des politiques climatiques et de la réduction des émissions est contrasté. Malgré la réduction des dernières années à l’échelle nationale, les résultats régionaux et sectoriels sont variables : les grandes avancées de certaines provinces et certains secteurs sont contrebalancés par des reculs ailleurs.
Pour ses cibles d’émissions, le Canada prend l’année 2005 comme référence. Que s’est-il passé entre-temps? Depuis 20 ans, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux mettent en œuvre de nombreuses politiques pour réduire les émissions – en particulier dans les secteurs de l’électricité, du bâtiment et de l’industrie lourde – pendant que l’efficacité énergétique, elle, a discrètement enregistré des gains constants dans l’ensemble de l’économie.
En parallèle, de grandes avancées technologiques mondiales ont commencé à remodeler le paysage. Des technologies plus propres et plus efficaces se généralisent et leur déploiement commence à réduire sensiblement la consommation d’énergie et les émissions. Mais ailleurs, notamment dans le secteur pétrogazier où les émissions demeurent obstinément élevées, le progrès est lent et inégal.
En collaboration avec le Groupe consultatif pour la carboneutralité, nous avons examiné les tendances des émissions du Canada de 2005 à 2022 afin de mieux comprendre les moteurs de changement du pays. Pour chaque province et pour les trois territoires combinés, nous avons utilisé un modèle basé sur l’équation de Kaya et une décomposition de facteurs pour attribuer la variation des émissions au fil du temps à trois facteurs, soit les variations de l’activité économique, de l’intensité énergétique et de l’intensité en carbone.
Dans la présente analyse, nous expliquons certains de nos constats : les progrès réalisés, leur explication et les secteurs où les émissions continuent d’augmenter. Comment les gouvernements fédéral et provinciaux ont-ils procédé – ensemble ou en parallèle – pour aboutir à de tels résultats? Et quel a été le rôle des forces du marché et de la technologie? De cette analyse approfondie, nous tirons des leçons qui peuvent éclairer la prochaine phase de la politique climatique canadienne.
Les émissions ont diminué dans la plupart des provinces, mais le progrès est inégal et hétérogène
Dans l’ensemble, les émissions nationales de gaz à effet de serre ont diminué de 8 % entre 2005 et 2022. Mais derrière les chiffres nationaux se cachent des tendances contrastées : les émissions ont augmenté au Manitoba, en Colombie-Britannique et tout spécialement en Alberta – surtout à cause du pétrole et du gaz –, tandis qu’elles ont diminué dans les autres provinces et territoires (figure 1). L’Ontario a connu la plus forte réduction, soit de 46 mégatonnes (Mt), au cours de la période à l’étude.
Figure 1
Les variations d’émissions s’expliquent par les politiques climatiques, mais aussi par la structure et le point de départ des économies sur le plan de l’énergie propre et des combustibles fossiles.
Au Canada, les ordres de gouvernement se partagent à la fois la responsabilité de la politique climatique et le mérite de ses réussites. Entre 2005 et 2022, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont adopté différentes politiques climatiques qui, ensemble, sont parvenues à aplatir la courbe des émissions, notamment dans les domaines de la production d’électricité et du bâtiment. La responsabilité conjointe a parfois donné lieu à une coopération efficace, mais parfois aussi à des désaccords ou à des divergences.
Or les politiques n’ont pas agi seules : le marché en évolution a pour sa part donné naissance à des technologies plus efficaces et moins émettrices. L’amélioration constante de l’efficacité énergétique dans l’ensemble de l’économie et la réduction du méthane dans le pétrole et le gaz classiques ont compensé une partie de la croissance des émissions. Il faut savoir que le tout s’est produit en contexte de forte croissance démographique et économique, ce qui peut exercer une pression à la hausse sur les émissions.
Le progrès a été inégal, certaines forces faisant obstacle à la réduction des émissions. Par exemple, la hausse provenant de la production de sables bitumineux a plus ou moins annulé des baisses autre part. De même, les émissions du transport sont maintenant au niveau de 2005, car la meilleure efficacité énergétique des véhicules et la décarbonisation des carburants sont contrebalancées par le gain de popularité des gros véhicules, la croissance démographique et l’allongement des distances parcourues.
Les mesures provinciales et fédérales ont contribué à réduire les émissions
Qu’est-ce qui explique ces tendances en matière d’émissions? Pour ce qui est des politiques climatiques, ce sont souvent les provinces qui ont agi en premier, notamment l’Ontario, l’Alberta, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick, qui ont permis d’éliminer progressivement la production d’électricité au charbon et d’ajouter des sources d’énergie renouvelable. Dans les résultats de décomposition par province présentés à la figure 2, la baisse de l’utilisation du charbon se manifeste par une baisse de l’intensité en carbone dans le secteur de l’électricité dans ces quatre provinces. L’Alberta, la Saskatchewan et la Colombie-Britannique ont adopté une réglementation sur le méthane pour le secteur pétrogazier, et plusieurs provinces ont fait la promotion de carburants de transport plus propres, dont la Colombie-Britannique et le Manitoba. Les provinces ont également pris l’initiative de créer des systèmes de tarification du carbone; les systèmes de la Colombie-Britannique, du Québec et de l’Alberta exercent une pression à la baisse sur les émissions.
Dans de nombreux cas, la politique fédérale est venue renforcer ou étendre les efforts provinciaux par la suite. La tarification nationale du carbone, l’élimination progressive de l’électricité au charbon et les programmes incitatifs pour les technologies propres ont tous contribué à soutenir les mesures provinciales et à combler les lacunes. Bien que le bouquet de politiques varie encore d’une province à l’autre, l’harmonisation globale entre les ordres de gouvernement a produit des progrès mesurables au chapitre de l’électricité, du méthane et du chauffage des bâtiments.
Dans d’autres cas, notre analyse montre que les politiques ont joué un rôle, mais qu’elles n’ont pas toujours suffi à contrebalancer les facteurs plus déterminants qui ont fait grimper les émissions. Par exemple, même si les émissions issues du pétrole et du gaz ont augmenté, la réglementation sur le méthane du secteur s’est montrée efficace. De plus, bien que la croissance économique des secteurs pétrogaziers à forte intensité d’émissions en Alberta, en Colombie-Britannique et en Saskatchewan ait fait grimper les émissions, la réduction de l’évacuation du méthane a su freiner considérablement la croissance des émissions globales, comme le règlement l’avait prévu.
L’efficacité énergétique a également joué un rôle discret, mais important dans l’histoire des émissions du Canada. Le progrès des industries a réduit la quantité d’énergie nécessaire par dollar de PIB. Dans les secteurs du bâtiment et du transport, certaines politiques, comme les codes du bâtiment et les normes d’efficacité pour les véhicules et les appareils électroménagers, ont mené à des gains d’efficacité. En effet, il faut moins d’énergie qu’avant par pied carré de chauffage et par kilomètre parcouru.
C’est dans le secteur de l’électricité que l’harmonie des politiques fédérales-provinciales a permis de remporter le plus de gains en matière d’émissions
L’électricité a été au sommet des réussites du Canada en matière d’émissions, avec une baisse de près de 60 % par rapport aux niveaux de 2005, et ce, même si la production a augmenté pour répondre à la demande croissante.
En 2005, l’Ontario, l’Alberta, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse brûlaient d’importantes quantités de charbon et de pétrole pour produire de l’électricité. En 2022, chacune de ces provinces s’alimentait avec davantage de gaz et de sources renouvelables. C’est ce changement qui a entraîné les réductions d’émissions les plus importantes au Canada. En abandonnant le charbon, l’Ontario – plus grande économie du pays et province abritant la plus grande population – a été à la tête des réductions des émissions au cours des 20 dernières années. Au total, la province a diminué ses émissions de 46 Mt.
Les progrès du secteur de l’électricité sont le fruit d’un leadership provincial, de normes nationales et d’investissements fédéraux ciblés, le tout renforcé par la baisse rapide du coût des technologies renouvelables. L’Ontario et l’Alberta ont pavé la voie en éliminant progressivement le charbon et le gouvernement fédéral leur a emboîté le pas. Les objectifs d’énergie renouvelable de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont pris de l’ampleur lorsque les coûts de l’énergie éolienne et solaire ont chuté. Les programmes fédéraux ont soutenu la mise à niveau et l’interconnexion du réseau, tandis que la tarification du carbone a encouragé la transition accélérée vers une production d’électricité moins polluante. La succession de politiques et de forces du marché s’est répercutée dans notre analyse de décomposition : on observe une forte baisse de l’intensité en carbone dans toutes les provinces où l’électricité provient du charbon.
L’électricité propre a également permis de réduire les émissions d’autres secteurs. Par exemple, en plus des efforts visant à utiliser moins de charbon au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse, les habitants des Maritimes ont également eu recours davantage à l’électricité pour chauffer les bâtiments, au profit du pétrole. L’électricité devenant plus propre, les émissions ont chuté. Dans la décomposition pour les provinces maritimes, l’effet de ce changement se manifeste dans les baisses de l’intensité en carbone du secteur du bâtiment.
Cet effet amplificateur dans tous les secteurs signifie que l’accès à l’électricité propre peut stimuler la croissance économique sans augmenter les émissions. Dans le secteur du bâtiment au Québec, par exemple, la surface de plancher totale a suivi l’augmentation de la population. Mais les émissions des bâtiments ont tout de même diminué grâce à l’amélioration de l’efficacité énergétique et à l’utilisation accrue d’électricité propre pour le chauffage.
Des forces du marché ont fait baisser les émissions dans certaines sphères et augmenter dans d’autres
Entre 2005 et 2022, les changements technologiques ont rendu plus abordables et plus accessibles certaines options propres et efficaces. Face à la hausse du prix de l’énergie, les consommateurs et les entreprises ont adopté certaines technologies, comme les thermopompes et l’éclairage DEL. La baisse du coût des énergies renouvelables et la hausse du prix des combustibles fossiles ont poussé le marché vers des options énergétiques moins polluantes. Cependant, ces signaux du marché n’étaient pas indépendants de l’action climatique du gouvernement, car des politiques telles que les réglementations sur l’efficacité, la tarification du carbone et les incitatifs peuvent également accélérer l’adoption et les changements technologiques.
Des changements économiques plus larges entraînés par de plus grandes forces du marché ont entraîné une croissance ou un déclin dans différentes industries et ont affecté les tendances des émissions. Par exemple, les provinces de l’Atlantique et les territoires ont vu la fermeture d’installations industrielles entre 2005 et 2022, notamment la raffinerie de pétrole de Dartmouth et la production gazière extracôtière en Nouvelle-Écosse. À la figure 2, les résultats pour le Nouveau-Brunswick révèlent que la baisse de l’activité dans le secteur pétrolier, gazier et minier a entraîné une réduction nette des émissions, et ce, malgré la hausse de l’intensité énergétique et de l’intensité en carbone.
En Alberta, les changements dans l’économie ont poussé dans la direction opposée, ce qui a entravé les progrès climatiques. L’industrie pétrolière et gazière de l’Alberta, secteur le plus grand et le plus émetteur de la province, s’est réorientée vers l’exploitation des sables bitumineux et la réduction du pétrole et du gaz classiques. Dans les résultats de décomposition pour l’Alberta à la figure 2, la majeure partie de la pression à la hausse sur les émissions provient de la combinaison de l’augmentation générale de l’activité pétrogazière et de la transition vers des types d’extraction plus énergivores. Cette tendance est particulièrement importante pour le pays, puisque les émissions de ce secteur albertain représentent près du tiers des émissions totales du Canada, et que les politiques climatiques n’ont pas suffi à limiter leur progression.
Regard vers l’avenir : s’inspirer de ce qui a fonctionné et combler les lacunes
Au cours des 20 dernières années, la politique climatique a remporté de véritables victoires. La décarbonisation de l’électricité, plus grande réussite à ce jour, a été possible grâce aux mesures robustes et aux tendances du marché, comme la baisse des coûts des énergies renouvelables et du stockage. C’est la tendance sur laquelle il faut s’appuyer pour réduire les émissions : une politique coordonnée à l’échelle du pays, renforcée par la baisse des coûts des technologies propres. Même dans les provinces où les émissions ont généralement augmenté, on observe des régions où les politiques et les facteurs de marché ont exercé une pression à la baisse sur les émissions, bien qu’insuffisante.
Plusieurs avancées ont permis de réduire considérablement les émissions, mais il reste encore beaucoup à faire. Il faut notamment appliquer le modèle qui a fonctionné pour l’électricité propre – des normes nationales minimales avec une souplesse provinciale – à d’autres domaines hautement prioritaires. Cette approche protège l’ambition et la compétitivité tout en permettant aux provinces et aux territoires d’adopter des stratégies adaptées à leur situation. Son application à des politiques prioritaires – notamment les règlements sur le méthane, la tarification du carbone dans l’industrie et le transport carboneutre – peut accélérer le progrès, éviter des lacunes stratégiques et soutenir une économie plus propre et plus compétitive dans un contexte mondial de plus en plus incertain.
Figure 2 : Les facteurs qui déterminent les tendances en matière d’émissions sont propres à chaque province et territoire
Sachi Gibson est directrice de recherche à l’Institut climatique du Canada. Dave Sawyer est économiste principal à l’Institut climatique du Canada. Bradford Griffin est conseiller pour l’initiative 440 mégatonnes et directeur général du Centre de données sur l’énergie et les émissions de l’Université Simon Fraser. Alison Bailie est associée de recherche principale à l’Institut climatique du Canada.