Les vecteurs concurrents des émissions ralentissent les progrès.
Les données récentes montrent qu’avec la popularisation des nouvelles technologies comme les véhicules électriques, un certain recul s’observe dans les émissions du transport de passagers au Canada. Malheureusement, ce n’est pas assez rapide pour satisfaire les objectifs climatiques nationaux : d’autres tendances menacent de contrebalancer les progrès, par exemple la montée de la demande en matière de déplacements et l’inflation en taille et en poids des véhicules. Nous avons épluché les données derrière ces dynamiques afin de faire ressortir les différents facteurs qui atténuent ou amplifient les émissions. Nos constats à retenir pourront aider les décideurs à réaliser des progrès concrets par l’application de mesures politiques ciblées.
Quels sont les moteurs des émissions du transport de passagers au Canada?
Les véhicules à passagers sont un contributeur majeur aux émissions du pays : nos dernières estimations en date montrent que le secteur a été à la source d’environ 80 mégatonnes (Mt) de GES en 2023, soit 11 % du total national. Si cela reste inférieur de 12 % au sommet de 91 Mt atteint en 2019, on voit tout de même que le regain de la demande pour les déplacements après la pandémie a ravivé le problème de la réduction des émissions pour ce type de transport.
Sur le long terme, la trajectoire des émissions des véhicules personnels semble partie pour dévier de la cible du Canada pour 2030 et de l’objectif de carboneutralité ultérieur, même quand on tient compte des politiques actuelles de tous les ordres de gouvernement ainsi que de l’évolution technologique.
Le portrait historique de la flotte de véhicules et de l’usage des carburants nous permet d’examiner les différents moteurs des émissions de GES dans le secteur du transport de passagers. Il y a par exemple la croissance démographique, l’activité (distance totale parcourue), le passage à d’autres types de véhicules, l’efficacité énergétique, la transition à d’autres carburants et la décarbonisation du carburant (changement de son intensité d’émissions). Notre méthode vient décomposer les données historiques selon l’équation de Kaya pour estimer l’évolution des émissions dans le temps sous l’effet de ces facteurs.
Notre exploration des données nous mène à conclure que, de 2005 à 2022, les émissions étaient tirées vers le haut par la demande et par l’explosion en popularité des VUS et camionnettes, mais aussi vers le bas par l’amélioration de l’efficacité et de l’intensité en émissions du carburant ainsi que par l’adoption grandissante des véhicules électriques (VE) (figure 1).
Les tendances émergentes à surveiller depuis 2016 sont notamment la montée des émissions avec l’augmentation des déplacements sous l’effet de la croissance démographique, et son contrebalancement par la réduction de la distance parcourue par habitant. Commencent aussi à poindre les signes que le passage aux VE a un effet sur les émissions, effet qui gagne en ampleur.
Voyons de plus près les facteurs qui influent sur les émissions du transport de passagers.
1. Montée de la demande pour les déplacements
Entre 2005 et 2022, la croissance démographique et l’augmentation des véhicules-kilomètres parcourus (VKP) sont venues alourdir le bilan carbone de 17,3 Mt. Cela dit, les VKP par habitant ont légèrement baissé après 2016, ce qui a atténué un peu les émissions. En 2022, le total des VKP demeurait sous le niveau de 2019, mais avait crû de 11 % par rapport à 2020, ce qui indique un retour potentiel vers les sommets atteints avant la pandémie, et donc une pression à la hausse sur les émissions.
2. Dominance des VUS et des camionnettes
Le passage de voitures à des VUS ou des camionnettes est venu ajouter 5 Mt aux émissions depuis 2005, une conversion qui représente un des plus gros obstacles à la réduction des émissions. En 2022, ces véhicules représentaient 66 % du kilométrage parcouru (contre 46 % en 2016), et les données sur les ventes en 2023 montrent que la tendance se poursuit : la part de marché des véhicules utilitaires légers, qui comprend les VUS et les camionnettes, a atteint le niveau record de 85,6 %.
3. Croissance de l’électrification
L’effet des véhicules électriques commence à se faire remarquer. Les plus récentes données trimestrielles montrent que les VE représentent plus 16 % des ventes de véhicules neufs au pays. Cela dit, il faudra du temps pour voir le plein effet, à mesure que seront remplacés les véhicules à combustion existants.
Malgré que l’effet soit décalé, on estime que les VE ont déjà doublé leur part du kilométrage parcouru en l’espace de seulement deux ans, de 1,3 % en 2022 à 2,7 % en 2024. Cela signifie que leur contribution estimée à la réduction des émissions par rapport à 2005 serait passée de 1 Mt en 2022 à 2 Mt en 2024. Si le Canada atteint ses cibles au chapitre des véhicules zéro émission (VZE) – soit que ceux-ci constituent 20 % des nouveaux véhicules vendus d’ici 2026, et 100 % d’ici 2035 –, la réduction en 2035 pourrait être de 30 Mt par rapport à 2005.
4. Essoufflement des gains d’efficacité du carburant
L’amélioration de l’efficacité énergétique des moteurs à combustion interne a été de loin le principal contributeur à ce jour à la réduction des émissions : 18,2 Mt de 2005 à 2022.Toutefois, l’adoption de nouvelles normes d’efficacité est incertaine, et même si davantage d’améliorations se concrétisent, les gains réalisés jusqu’ici risquent de se voir éroder par la vague de popularité des segments de véhicules plus lourds.
5. Évolution de la décarbonisation
La tendance à la décarbonisation des combustibles fossiles s’est initialement révélée prometteuse, stimulée qu’elle était par les subventions et l’exigence d’utilisation accrue des biocarburants, qui ont contribué à réduire l’intensité carbonique de l’essence et du diesel. Les progrès semblent cependant avoir ralenti entre 2016 et 2022, puisque les taux de mélange exigés n’ont pas changé et que les biocarburants avancés ont eu du mal à atteindre l’échelle voulue. Une analyse récente signale néanmoins que l’utilisation des biocarburants aurait rebondi au Canada en 2023, ce qui coïncide avec l’entrée en effet du Règlement sur les combustibles propres. On a donc ici un indicateur précurseur qui gagne à être suivi de près.
Passer à la vitesse supérieure dans la réduction des émissions
Si l’on veut réduire considérablement les émissions des véhicules à passagers et atteindre les objectifs du Canada, tous les ordres de gouvernement devront se coordonner pour appliquer un ensemble de solutions couvrant l’électrification, l’efficacité énergétique, le transport public et actif et les carburants de remplacement.
1. Adoption des véhicules électriques et électrification des infrastructures. Porteuse de la part du lion des réductions attendues d’ici 2050, l’électrification jouera un rôle pivot dans la décroissance des émissions des véhicules à passagers. Les véhicules électriques gagnent déjà du terrain, mais les gouvernements devraient user de leur plein arsenal de leviers politiques pour assurer d’importantes réductions, notamment l’investissement dans les infrastructures, l’offre de subventions et les exigences de vente de VZE. L’électrification à grande échelle permet une décarbonisation à long terme, et ce, à un coût de propriété moindre.
2. Amélioration de l’efficacité énergétique. L’amélioration de l’efficacité énergétique du carburant est une mesure à court terme qui permet de réduire les émissions des véhicules à combustion interne en attendant l’adoption généralisée des véhicules électriques. Selon notre analyse des voies vers la carboneutralité, l’efficacité énergétique sera le principal facteur de réduction pour les véhicules à passagers d’ici 2030, avant de laisser place à d’autres moteurs. Le gouvernement fédéral s’est engagé à renforcer ses normes en la matière après 2025 pour égaler le cadre national ou étatique le plus strict en Amérique du Nord (probablement celui de la Californie). Les programmes de remplacement des véhicules vieillissants reçoivent aussi l’appui du public, car ils réduisent les coûts pour les ménages et augmentent la sécurité routière.
3. Proposition d’options attrayantes pour remplacer les véhicules personnels. L’investissement dans le transport public et actif peut aider à diminuer progressivement la demande de véhicules personnels, ce qui réduirait les émissions et la congestion routière, améliorerait la santé publique et favoriserait la sûreté des milieux urbains. On peut aussi viser une baisse des déplacements totaux, notamment en encourageant le travail à distance comme pendant la pandémie.
4. Redynamisation de la décarbonisation des carburants. En plus d’augmenter l’efficacité énergétique des véhicules à combustion interne, il pourrait être intéressant d’augmenter la part de biocarburants mélangés à l’essence pour réduire les émissions à court terme. Si leur avenir à long terme pour le transport de passagers est incertain, les biocarburants demeurent une bonne solution de transition en parallèle de l’électrification. Et pas seulement pour les véhicules à passagers : ils peuvent aussi servir dans les secteurs difficiles à électrifier, comme le transport de marchandises et les camions grands routiers. Le resserrement des exigences sur le mélange de biocarburants et l’accélération des processus d’acquisition à tous les ordres de gouvernement permettraient une réduction immédiate des émissions, sans compter que l’augmentation de la production canadienne limiterait la dépendance aux importations et stimulerait l’économie nationale.
5. Diversification des options au-delà des VUS et des camionnettes. Les plus petits véhicules consomment moins de carburant et produisent moins de gaz à effet de serre. Or, s’il peut être bénéfique d’encourager le remplacement des gros véhicules personnels par des modèles plus écologiques, cela implique d’importants changements culturels et comportementaux qui apportent leur lot d’enjeux politiques et sociaux. Ainsi, même si les politiques sont efficaces, l’accueil mitigé qu’on leur réserve peut ralentir l’obtention de résultats.
Accélérer la réduction des émissions du transport
Les émissions des véhicules à passagers au Canada sont dictées par le nombre croissant de déplacements, par la prépondérance des VUS et des camionnettes et par l’adoption lente des carburants et technologies propres. L’électrification sera le principal moteur de la décarbonisation des véhicules à passagers, d’où l’importance de prioriser les véhicules électriques et les bornes de recharge. Toutefois, il sera aussi nécessaire d’améliorer l’efficacité énergétique et de décarboniser les carburants, particulièrement pour les véhicules à combustion interne qui continueront de circuler des années encore. La diversification des options (notamment vers des véhicules plus petits et écoénergétiques et au moyen d’investissements dans le transport public et actif) peut aussi réduire les émissions. Une approche coordonnée et axée sur l’abordabilité : voilà la solution pour préserver l’environnement sans se ruiner.