Décarboniser le secteur du ciment : voilà un défi qui exigera beaucoup d’efforts et d’innovation du privé comme du public.
Difficile d’imaginer un monde sans béton – après tout, c’est de ce matériau que sont faites la plupart de nos infrastructures urbaines et de transport. Immeubles, ponts, trottoirs : le béton est partout. Mais sa production n’est pas sans générer d’importantes émissions. Comme le démontre notre analyse, la trajectoire actuelle de ce secteur s’écarte des cibles de réduction du Canada pour 2030 (figure 1).
Même si les deux termes sont souvent utilisés de manière interchangeable, il ne faut pas confondre le ciment et le béton. Le premier entre en fait dans la composition du second, tout comme le sable, le gravier et l’eau. Mais c’est la production des scories, principaux composants du ciment fabriqués à partir de calcaire chauffé à haute température et broyé, qui génère le gros des émissions de gaz à effet de serre attribuables à la production de béton (raison pour laquelle c’est généralement sur le secteur du ciment que se concentrent les efforts de réduction des émissions). On estime généralement que 40 % des émissions directes sont dues à l’utilisation de combustibles comme le charbon et le coke de pétrole, le gaz naturel et les pneus usés pour convertir le calcaire en scories, lesquels donnent au béton sa structure. L’autre 60 % provient des réactions chimiques inhérentes à cette conversion.
Figure 1: Les politiques actuelles et annoncées ne suffiront pas à mettre le secteur du ciment sur une trajectoire carboneutre.
Comment te dire adieu
À cause de la grande quantité d’émissions générées par la fabrication du ciment Portland au calcaire (le type de ciment le plus courant), il sera particulièrement difficile de découpler la production et les émissions de gaz à effet de serre dans le secteur. Certaines solutions permettraient de décarboner entièrement le secteur dans une optique de carboneutralité pour 2050 (la captation du carbone, par exemple), mais d’autres pourraient être mises en place rapidement pour réduire les émissions d’ici la fin de la décennie; voir la Feuille de route vers un béton à zéro émission carbone d’ici 2050 pour une recension détaillée des possibilités.
Il faut beaucoup de combustible pour que les fours atteignent la chaleur intense nécessaire à la transformation du calcaire en ciment. Comme dans toutes les industries, les producteurs de ciment doivent limiter les coûts; ils chauffent donc avec les combustibles les moins chers qui soient (charbon, coke de pétrole, gaz naturel, pneus usés, etc.). Ce sont des choix sensés économiquement parlant, mais discutables sur le plan des émissions de gaz à effet de serre.
La popularité des biocarburants pour décarboner tout un éventail de secteurs va croissant. La quantité de matières premières étant toutefois limitée et les biocarburants pouvant être utilisés de manière plus efficace dans d’autres secteurs (comme le transport), ce n’est pas l’option la plus alléchante pour chauffer les fours à ciment. Il vaudrait sans doute mieux viser des gains d’efficacité par la réduction de la quantité de scories entrant dans la composition du ciment et, par conséquent, de la quantité de combustibles polluants nécessaires pour le chauffage.
Il est possible de remplacer en partie les scories par d’autres agglomérants sans trop changer les propriétés physiques du produit final. L’expérience a déjà été tentée avec des sous-produits d’autres industries, dont les cendres volantes issues de la production d’électricité au charbon et les laitiers de hauts fourneaux issus de la fabrication de fer et d’acier. Tout le monde y gagne, puisqu’il aurait fallu trouver une façon d’éliminer ces déchets de toute façon. On s’attend toutefois à un recul de la production d’électricité au charbon et de l’utilisation de hauts fourneaux au Canada, particulièrement dans un contexte de transition vers une économie carboneutre. Une autre solution serait de remplacer une partie de ces dernières par des cendres volcaniques, de l’argile cuite et possiblement une plus grande quantité de calcaire broyé. Mais pourquoi se contenter de modifier la composition du ciment quand on peut aussi y injecter du dioxyde de carbone pour le séquestrer de manière efficace et ainsi éviter encore davantage d’émissions? Ces gains d’efficacité peuvent être réalisés rapidement et entraîner une diminution appréciable de certaines des émissions les plus problématiques générées par la production de ciment. Comme le montre notre analyse du Plan de réduction des émissions canadien, il sera possible au cours de la décennie d’introduire d’autres gains d’efficacité et améliorations afin de réduire la consommation d’énergie par tonne de ciment (figure 2).
Figure 2: Les gains d’efficacité ne compensent que la croissance attendue des émissions dues à la production de ciment.
Les gains d’efficacité ne compensent toutefois que la hausse des émissions prévue en raison de la croissance du secteur. Pour en arriver à une trajectoire carboneutre, le secteur du ciment devra trouver des moyens de capter les autres émissions générées par les combustibles et le processus de production des scories. Investir dans la captation, l’utilisation et le stockage du carbone (CUSC) peut être un moyen efficace de faire un pas de plus vers la décarbonisation, mais les installations nécessaires doivent être mises en place rapidement pour permettre un déploiement à vaste échelle d’ici 2030. Tant au pays qu’à l’étranger, le secteur doit vite passer des études de faisabilité aux essais sur le terrain dans les fours de production. Le Canada peut montrer la voie à suivre dans ce domaine, mais seulement s’il a l’expérience et les innovations qu’il faut.
Bâtir en mieux
Comme le montre la Boussole des politiques de 440 mégatonnes, le gouvernement fédéral ne manque pas d’outils pour aller au-delà de l’efficacité énergétique et soutenir le déploiement de la CUSC dans le secteur du ciment. Il met présentement au point sa Stratégie de gestion du carbone et a proposé un crédit d’impôt à l’investissement pour la CUSC qui couvre 50 % des coûts d’installation initiaux (il reste toutefois à clarifier si la captation du carbone pour les fours à ciment fera partie des utilisations approuvées). Certains gouvernements provinciaux ont mis en place ou proposé des politiques sur le carburant à faible teneur en carbone, le financement de la captation du carbone et la promotion de l’efficacité énergétique, politiques qui pourraient toutes s’appliquer à la production de ciment.
De manière plus générale, le secteur du ciment est directement couvert par la taxe sur le carbone (en hausse), ou encore par un quelconque système de tarification fondé sur le rendement. Dans les deux cas, les installations de production sont incitées à réduire leurs émissions.
Côté demande, les gouvernements doivent voir à l’instauration de règlements et de normes favorisant l’utilisation de ciment à faible teneur en carbone pour la production de béton. Si l’on veut réduire les émissions, il faudra multiplier les essais pour trouver d’autres mélanges de ciment performants, puis mettre à jour les codes du bâtiment en privilégiant la performance plutôt que des spécifications contraignantes. Le gouvernement fédéral s’est engagé à mettre à jour ses codes modèles, et les gouvernements provinciaux devraient en faire autant. Les activités d’essai et de développement de codes sont des occasions idéales de coopération entre l’administration publique, l’industrie et les métiers de la construction. Et les gouvernements peuvent aller encore plus loin en achetant proactivement des matériaux de construction à faible teneur en carbone pour leurs projets.
Autant du côté public que privé, il faudra faire de l’innovation une priorité pour transformer l’utilisation et la production du ciment dans les entreprises canadiennes. La bonne nouvelle? Un grand nombre de politiques favorables sont déjà en place. Il ne reste aux gouvernements et à l’industrie qu’à agir rapidement et à tirer parti de ces politiques pour mettre le secteur du ciment sur la voie de la carboneutralité pour 2030.
Brad Griffin est conseiller pour le projet 440 mégatonnes et directeur général du Centre de données sur l’énergie et les émissions de l’Université Simon Fraser.