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Couper les émissions de carbone du secteur chimique canadien

Voici la cinquième et dernière analyse de notre série sur l’industrie lourde.

L’industrie lourde la plus diversifiée et la plus polluante du Canada dispose de plusieurs trajectoires vers la carboneutralité, mais toutes demanderont du temps.

Le secteur chimique est le plus polluant et le plus varié de toutes les industries lourdes du Canada. Il génère un énorme éventail de produits, y compris des produits agrochimiques (comme des engrais), des produits industriels, des préparations (comme de la peinture ou du savon), des produits pharmaceutiques et des médicaments. En 2023, ce secteur était responsable d’environ 22,6 mégatonnes d’émissions, soit 29 % de toutes les émissions d’industries lourdes.

Les produits chimiques ont aussi un rôle essentiel à jouer dans la transition vers la carboneutralité. Ils ont un nombre impressionnant d’applications, des composites entrant dans la fabrication de véhicules, de panneaux solaires et d’éoliennes aux agents chimiques utilisés dans les piles et pour la captation du carbone.

Cette analyse explore les façons de créer ces produits essentiels tout en visant la carboneutralité. Le secteur chimique décrit dans ce document correspond au sous-secteur produits chimiques et engrais du Rapport d’inventaire national (RIN); 440 mégatonnes utilise une appellation simplifiée puisque les émissions provenant d’engrais non chimiques comme la potasse font partie d’une autre section du RIN.

Jusqu’à présent, l’industrie chimique a compté sur l’efficacité énergétique et la captation du carbone

Il existe plus de 3 500 installations de fabrication de produits chimiques au Canada. Cependant, la majorité des émissions proviennent d’un petit nombre d’entre elles, dont les plus importantes se situent en Alberta et en Ontario. Le secteur des engrais est particulièrement restreint; il ne compte que neuf usines. Certains autres sous-secteurs comptent beaucoup plus de fabricants, dont les plus grands font des produits pétrochimiques. Selon Énergie propre Canada, les cinq installations les plus polluantes représentaient 52 % des émissions provenant de la production chimique en 2022.

Si le secteur chimique génère autant d’émissions, c’est qu’il utilise des combustibles fossiles non seulement comme carburants, mais aussi comme matières premières. L’ammoniac par exemple, l’ingrédient clé des engrais azotés, s’obtient en transformant du méthane en hydrogène, puis en faisant réagir l’hydrogène avec de l’azote. Le méthane et l’hydrogène fournissent l’énergie et les ingrédients essentiels à la réaction, qui rejette d’autres émissions de procédé.

Environ 55 % des émissions de l’industrie chimique proviennent de la production de chaleur et d’électricité et 43 % des procédés de production et de l’utilisation de combustibles fossiles pour des raisons autres qu’énergétiques, principalement comme matières premières, lubrifiants et solvants. Certains produits chimiques tels que les engrais azotés libèrent également des émissions lorsqu’ils sont utilisés, mais ils ne sont pas comptabilisés dans les émissions de l’industrie dans le RIN.

Depuis 2005, les émissions du secteur chimique ont légèrement baissé. La figure 1 illustre les trois facteurs principaux qui influencent ces émissions : l’activité économique, l’intensité (ou l’efficacité) énergétique et l’intensité des émissions. L’onglet Historique de la figure ci-dessous montre la pression vers le haut exercée par la croissance économique sur les émissions. Cependant, cette pression a été compensée par une amélioration de l’efficacité et une décarbonisation partielle attribuable au remplacement des combustibles fossiles.

La figure 1 illustre aussi l’évolution possible des émissions d’ici 2030. L’onglet Projection prévoit une baisse continue des émissions d’ici 2030, à condition que des politiques climatiques robustes soient mises en place.

Les réductions d’émissions présentées à la figure 1, historiques et projetées, dépendent globalement des mêmes solutions. Ces données représentent l’adoption par les installations de mesures d’efficacité et de cogénération de chaleur et d’électricité lorsque possible ou, dans une petite fraction des cas, l’installation de mécanismes de captage et de stockage du CO₂. La carboneutralité dans le secteur chimique reposera sur une plus grande gamme de solutions plus approfondies.

Il existe plusieurs solutions possibles pour réduire les émissions d’origine chimique, mais aucune n’est facile

Il n’existe pas d’approche unique pour atteindre la carboneutralité dans les usines de produits chimiques. Chacune d’elles devra plutôt combiner différentes solutions selon son emplacement et son type de production.

Les solutions existantes continueront de jouer un rôle. Comme auparavant, les installations peuvent adopter des mesures d’efficacité et installer des mécanismes de captation du carbone lorsque possible pour réduire partiellement leurs émissions. Cependant, ces efforts seuls ne permettront probablement pas d’atteindre la carboneutralité. Les mesures d’efficacité ont une portée limitée et appliquer la captation du carbone à toutes les sources d’émissions d’une installation coûterait beaucoup trop cher.

Dans le secteur chimique, les plus grandes réductions d’émissions viendront du remplacement des combustibles fossiles, soit par des matières premières faibles en carbone, soit par des sources d’énergie à faibles émissions comme l’électricité, soit par une combinaison des deux.

Le plus grand projet actuel de décarbonisation dans le secteur chimique combine plusieurs de ces solutions. Il s’agit de la modernisation et de l’agrandissement planifiés d’une installation pétrochimique Dow près d’Edmonton, qui impliqueront des mesures d’efficacité énergétique et le passage au carburant hydrogène produit avec captage et stockage du CO₂.

L’adoption généralisée des solutions les plus efficaces prendra tout de même du temps. 

Le principal obstacle technique est le double défi que représente le remplacement à la fois d’une source de carburant et d’une matière première. Certaines solutions, comme l’électrification, n’offrent qu’une source d’énergie sans matière première, et ne sont pas encore commercialisées. D’autres, comme l’hydrogène ou les biocarburants, pourraient jouer les deux rôles, mais sans pouvoir remplacer parfaitement les combustibles fossiles dans le processus de fabrication, puisqu’il faudrait trouver une autre source de molécules de carbone.

Il existe aussi des obstacles pratiques. Présentement, l’hydrogène sobre en carbone est très coûteux et l’approvisionnement est difficile dans certaines régions du Canada, et l’offre en biocarburant est faible. De plus, une fois qu’un projet de décarbonisation est financé, la construction peut encore prendre plusieurs années avant de s’amorcer.

Ces défis sont pris en compte dans la trajectoire du secteur chimique vers la carboneutralité. La figure 2 démontre que la trajectoire laisse place à une augmentation à court terme, suivie de réductions plus agressives après 2030.

La carboneutralité du secteur chimique est un travail de longue haleine, qui demande des signaux politiques flexibles et axés sur le long terme.

La tarification du carbone industriel est le levier politique le plus évident pour soutenir les efforts de décarbonisation dans le secteur chimique. Les systèmes d’échange pour les grands émetteurs sont conçus pour répondre aux défis des industries lourdes. Ils combinent la limitation des coûts, la neutralité technologique et les signaux de prix à long terme et offrent une possibilité de revenu pour les projets de réduction des émissions. 

Les systèmes d’échange pour les grands émetteurs jouent un rôle crucial dans le projet de décarbonisation de Dow. Les réductions d’émissions permettront à l’usine de gagner des crédits pouvant être vendus à d’autres émetteurs. Cependant, les crédits n’ont de valeur que si les installations sont convaincues que le marché des échanges pour les grands émetteurs fonctionnera correctement. Les gouvernements peuvent améliorer la fiabilité de ces systèmes à long terme en les modernisant ou en adoptant des mesures complémentaires comme les contrats sur différence appliqués au carbone.

La tarification du carbone seule ne suffit pas. Les investissements gouvernementaux dans la recherche et les projets de démonstration ont joué un rôle important pour la réduction des émissions dans le passé et continueront de le faire. De même, les crédits d’impôts fédéraux pour l’hydrogène et la captation du carbone ont déjà contribué à propulser les projets existants. Avec toutes les trajectoires technologiques disponibles, l’Agence internationale de l’énergie affirme que la taxonomie climatique peut aussi aider à diriger les investissements vers les occasions les plus axées sur la transition. 

Les politiques centrées sur l’utilisation circulaire des matériaux peuvent aussi jouer un rôle important dans la réduction des émissions provenant du secteur chimique. Les avantages sont particulièrement évidents dans la fabrication du plastique, où les matériaux recyclés peuvent réduire le besoin de matières premières vierges.

Notre économie actuelle et l’économie d’un monde carboneutre reposent toutes deux largement sur les produits du secteur chimique, mais la fabrication de ces produits n’a pas forcément à être associée à des émissions.


Ross Linden-Fraser est chargé de recherche à l’Institut climatique du Canada.