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Cultiver la terre en réduisant l’effet de serre

En utilisant plus efficacement l’engrais, les agriculteurs peuvent réduire leurs émissions sans affecter leur rendement.

Quelque part au Temple de la renommée des inventions transformationnelles se trouve un espace réservé à l’engrais azoté de synthèse. En fournissant à très grande échelle l’azote nécessaire à la croissance des plantes, cet engrais permet aux cultures d’atteindre un rendement jusqu’à tout récemment encore impensable. De nos jours, cet engrais est au cœur de l’agriculture moderne, mais contribue aussi grandement aux changements climatiques.

Les engrais azotés produisent des gaz à effet de serre à toutes les étapes de leur cycle de vie : la fabrication (qui nécessite des gaz naturels), le procédé de production en soi et enfin l’épandage dans les champs. Cette dernière étape émet de l’oxyde nitreux, un gaz à effet de serre presque 300 fois plus puissant que le dioxyde de carbone.

Les émissions d’oxyde nitreux durant l’épandage d’engrais, qui ont cru d’environ 90 % entre 2005 et 2021, représentent un problème grandissant au Canada. Durant la même période, la proportion de ce type d’émissions par rapport à l’ensemble des émissions liées à l’agriculture a connu un bond de 10 % à 17 %.

Pour cette raison, le gouvernement du Canada a établi une cible de réduction de 30 % des émissions d’oxyde nitreux attribuables aux engrais par rapport à 2020, d’ici 2030. Contrairement à ce que certains rapports affirment, cette cible est purement volontaire, et le gouvernement n’obligera pas les agriculteurs à utiliser moins d’engrais. La recherche suggère plutôt que la cible pourrait être atteinte par une utilisation de techniques agricoles plus efficaces qui réduisent les émissions, et ce, en préservant le rendement des cultures.

Une utilisation plus efficace de l’azote

Les émissions d’oxyde nitreux sont en partie le résultat d’une inefficacité. L’azote est épandu dans les champs en si grande quantité qu’une grande partie n’est jamais absorbée par les plantes. L’excédent est plutôt transformé en oxyde nitreux par des microbes dans le sol, s’écoule jusque dans les plans d’eau, s’infiltre dans le sol ou est rejeté dans l’atmosphère. Résultat : une prolifération d’algues toxiques plus importante et un amoindrissement de la qualité de l’eau, une production de pollution atmosphérique et une accélération des changements climatiques.

Comparativement à d’autres pays, le Canada épand les engrais azotés de manière relativement efficace, mais cette efficacité a légèrement diminué dans les dernières années. En 2020, l’efficacité de son utilisation d’azote était d’environ 64 %, ce qui veut dire que 36 % de l’azote des sols agricoles n’était pas absorbé par les plantes. En comparaison, l’agriculture aux États-Unis est devenue quelque peu plus efficace en la matière, alors que la Chine, jusqu’ici relativement inefficace, a connu une nette amélioration.

La bonne nouvelle, c’est que puisque les émissions d’oxyde nitreux sont en partie liées à une inefficacité, il devrait être possible d’optimiser l’épandage d’engrais azoté de façon à réduire les émissions et autres effets néfastes sans nuire au rendement des cultures.

Une agriculture plus efficace pour atteindre la cible fédérale

Les techniques d’optimisation de l’absorption d’azote par les plantes et de réduction au minimum des émissions rejetées dans l’atmosphère sont souvent décrites comme des « pratiques de gestion bénéfiques », ou PGB. Les agriculteurs ainsi que le secteur de l’engrais disposent d’un cadre appelé « 4B » (bon produit, bonne dose, bon moment et bon endroit) pour décrire certaines de ces pratiques. 

Le « bon produit » peut être un engrais qui limite les pertes d’azote, connu sous le nom « d’engrais à efficacité améliorée », ou du fumier pour remplacer certains engrais de synthèse. Les agriculteurs peuvent déterminer la « bonne dose » en testant le niveau d’azote de leur sol ou choisir le « bon moment » en épandant les engrais à une période qui représente moins de risque de ruissellement ou à des étapes différentes durant la saison de végétation, et le faire au « bon endroit », par exemple en bandes dans les champs.

Selon la recherche, les 4B, combinés à d’autres pratiques de gestion bénéfiques, permettraient de réduire suffisamment les émissions d’oxyde nitreux pour atteindre ou même dépasser la cible fédérale. Cependant, ces pratiques ne sont pas assez largement adoptées. Une récente enquête montre que, bien que quelques de ces pratiques soient relativement courantes — par exemple, plusieurs producteurs de canola ont réduit le risque de ruissellement en épandant l’engrais au printemps plutôt qu’à l’automne —, certaines des pratiques de gestion les plus efficaces demeurent rares. Malgré leur immense potentiel de réduction des émissions d’oxyde nitreux, les engrais à efficacité améliorée ne représentent que 15 % de l’azote utilisé sur les exploitations agricoles canadiennes en 2021.

Les politiques peuvent fortement inciter la réduction des émissions

Les décideurs ont quelques outils pour motiver les agriculteurs à adopter ces techniques.

L’un des plus grands obstacles au changement est le manque d’information. Puisque les pratiques agricoles, les conditions météorologiques, les cultures et les types de sols varient partout au pays, la « bonne » combinaison de pratiques de gestion est différente pour chaque agriculteur. Le gouvernement peut combler cette lacune d’information notamment en investissant dans l’élargissement de la capacité des laboratoires afin que de permettre aux agriculteurs de tester l’azote de leur sol, ou en partageant les frais des services d’agronomie qui servent à évaluer les coûts et avantages des différentes pratiques.

Ces avantages ne se limitent pas à la réduction des émissions. À long terme, les pratiques de gestion bénéfiques devraient aussi mener à un assainissement des sols et à une réduction des coûts de l’engrais, le tout en améliorant le rendement et les marges des producteurs. Les résultats d’une enquête montrent d’ailleurs que les agriculteurs ont signalé une augmentation de revenus après l’adoption des plans de gestion 4B.

Les politiques peuvent offrir davantage d’incitatifs aux agriculteurs pour optimiser leur utilisation d’engrais azoté, notamment par l’ajout de financement puisque les services-conseils (en agronomie), les engrais à efficacité améliorée et les technologies d’agriculture de précision sont tous dispendieux. Dans certains cas, il pourrait être indiqué pour les gouvernements de poser des conditions pour accéder à ce financement, par exemple en obligeant les agriculteurs à préparer des plans de gestion des nutriments. Les gouvernements ont également besoin de meilleures données pour reconnaître les efforts des agriculteurs puisque la méthodologie de l’inventaire officiel du Canada ne mesure pas encore la réduction des émissions attribuable aux pratiques de gestion bénéfiques.

Le gouvernement fédéral aura l’occasion de proposer certaines solutions dans le cadre de la publication de sa Stratégie pour une agriculture durable. Il devrait exposer les mesures utilisées pour suivre le progrès vers l’atteinte de la cible, notamment le déploiement des engrais à efficacité améliorée. Il peut clarifier la manière dont il concilie son désir d’augmentation des exportations agricoles avec celui de réduction des émissions, et également prendre parole quant à l’anxiété justifiée par rapport à sa cible de réduction des émissions attribuables aux engrais en affirmant la vérité : le Canada est capable de faire pousser de la nourriture tout en réduisant ses émissions.


Ross Linden-Fraser est un associé de recherche principal à l'Institut climatique du Canada.