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La cible du Canada pour 2035 doit être ambitieuse, mais atteignable

Réflexions soumises au gouvernement fédéral pour la préparation des prochaines cibles de réduction des émissions du Canada

La date limite pour établir la cible de réduction des émissions de gaz à effet de serre du Canada pour 2035 approche à grands pas. Les signataires de l’Accord de Paris doivent fixer d’ici le 10 février 2025 leur prochaine contribution déterminée au niveau national (CDN), qui doit représenter une progression par rapport à la CDN précédente et refléter « l’ambition la plus élevée possible » pour chaque pays. Le gouvernement fédéral s’est engagé à définir la cible du Canada pour 2035 au plus tard le 1er décembre prochain, dans le cadre de sa loi sur la responsabilité en matière de climat

Il s’agit d’une tâche complexe que d’établir des cibles de réduction des émissions fondées sur des données probantes. Ces cibles doivent être rigoureuses, c’est-à-dire reposer sur la science du climat et la nécessité d’abaisser rapidement les émissions, et ambitieuses, pour inciter à l’action ici et à l’étranger. Certains des grands partenaires commerciaux du Canada ont déjà annoncé leurs cibles pour 2035 et 2040, et manifestement, leur ambition ne fait que s’accroître. Malgré tout, les cibles doivent demeurer atteignables. Des cibles inaccessibles au moyen de politiques ou nécessitant des investissements publics exorbitants pourraient saper l’action. 

Dans l’analyse de cette semaine, nous abordons les compromis possibles afin d’éclairer la réflexion du fédéral alors qu’il se prépare à définir la cible du pays pour 2035. Même s’il est important d’établir des cibles de réduction des émissions, celles-ci ne sont pertinentes que si les autorités adoptent les politiques requises pour les atteindre.

Établir des cibles signifie jongler avec différentes priorités

Au moment où les effets sur le climat et les coûts associés s’accélèrent à un rythme effarant au pays, il est évident que la prochaine cible de réduction des émissions du Canada doit correspondre à l’ampleur du problème. En même temps, elle doit représenter une étape réaliste pour le Canada. 

Quel est donc le bon équilibre entre ambition et objectif atteignable?

Le Groupe consultatif pour la carboneutralité (GCPC) nous a demandé d’évaluer les différentes cibles possibles pour 2035 pour le Canada afin d’étayer ses recommandations au ministre de l’Environnement et du Changement climatique. En collaboration avec Navius Research, nous avons analysé six cibles potentielles pour 2035 selon un ensemble de critères pour déterminer les compromis à faire en fonction de l’ambition. Les cibles étudiées représentaient une réduction de 48 à 63 % des émissions de GES par rapport aux données de 20051. Pour apprécier leurs répercussions à long terme, nous avons prolongé la trajectoire d’émissions de chaque cible en visant l’atteinte de l’objectif commun de carboneutralité en 2050.

Nous avons évalué les cibles de 2035 à l’aide de six indicateurs quantitatifs et qualitatifs, en nous fondant sur une analyse de modélisation et les commentaires d’experts : 

  • Émissions cumulatives : Quelle est la quantité totale d’émissions de 2023 à 2050 pour chaque scénario? 
  • Abordabilité : Quels sont les effets sur les ménages de différents niveaux d’ambition pour 2035? Nous avons comparé la valeur actuelle nette de la portion consommation du produit intérieur brut (PIB) de 2023 à 2050; plus le chiffre est élevé, plus la cible est abordable pour les ménages. 
  • Caractère concurrentiel : Quels sont les effets de l’atteinte de différentes cibles sur les investissements à court et à long terme dans l’économie canadienne? Nous avons mesuré la valeur actuelle nette de la portion investissement du PIB de 2023 à 2050; plus la valeur est élevée, plus l’industrie est concurrentielle.
  • Croissance économique2 : Quelles sont les répercussions de différents niveaux d’ambition sur la croissance économique? Nous avons analysé la valeur actuelle nette du PIB de 2023 à 2050 pour évaluer le rythme de croissance économique au Canada selon différentes cibles. 
  • Rapport coûts-avantages : Quels sont les avantages sociétaux de la réduction des émissions par rapport aux coûts économiques associés? Cet indicateur définit les avantages sociétaux de la réduction des émissions comme l’écart entre le taux d’émissions et le scénario de référence du Plan multiplié par le coût social du carbone au Canada pour chaque année. Quant aux coûts, ils représentent les conséquences économiques de mesures d’atténuation, mesurées en termes de variation du PIB net total.
  • Mise en œuvre de politiques : Combien de politiques supplémentaires sont nécessaires pour atteindre les cibles? Dans quel délai les politiques doivent-elles devenir plus strictes? Peut-on atteindre les cibles par le renforcement des politiques en place ou faut-il créer de nouvelles politiques? Nous avons évalué cet indicateur de manière qualitative, en explorant les trajectoires vers les différentes cibles pour 2035 et en évaluant les politiques nécessaires pour les atteindre.

La figure 1 résume les résultats de notre analyse par cible et par indicateur, sur un continuum allant de « amélioration » à « difficulté » par rapport à l’ensemble actuel de politiques adoptées, en développement et annoncées au Canada (le « point de référence du Plan de réduction des émissions »).

Figure 1 : Différentes cibles pour 2035 et leurs effets à long terme sur les indicateurs

Cette figure illustre bien l’exercice de funambule qu’est l’établissement de cibles. Même si certaines cibles montrent une amélioration marquée de certains indicateurs, elles créent des problèmes pour d’autres indicateurs. 

Par exemple, la plus ambitieuse cible de réduction des émissions évaluée – réduction de 63 % par rapport aux émissions de 2005 – donne sans surprise un excellent résultat pour l’indicateur des émissions cumulatives. Et bien qu’il soit essentiel de diminuer rapidement nos émissions pour éviter les conséquences les plus graves des changements climatiques et éventuellement pour améliorer la compétitivité du Canada à long terme en stimulant les investissements dans les technologies propres, le fait de multiplier ainsi d’emblée les efforts du Canada pourrait avoir des répercussions sur d’autres indicateurs préoccupants, comme l’abordabilité pour les ménages et la croissance économique. Une cible plus audacieuse pour 2035 pourrait nécessiter le retrait prématuré d’équipements, comme les voitures et les appareils de chauffage, ce qui pourrait augmenter brusquement les coûts pour les consommateurs et les entreprises. En outre, des cibles si ambitieuses qu’elles n’en sont plus atteignables peuvent miner la confiance du public dans la capacité des gouvernements à agir en matière de changements climatiques.

D’un autre côté, même si l’adoption d’une cible relativement moins ambitieuse semble plus réaliste à court terme, elle s’accompagne de risques. Retarder la prise de mesures, c’est remettre à plus tard le travail acharné et rendre plus difficile encore l’atteinte des futures cibles de réduction des émissions tout en augmentant le potentiel de délaissement d’actifs, comme les ressources et les infrastructures de combustible fossile. Des ambitions plus faibles pour 2035 pourraient repousser les investissements dans les technologies de réduction des émissions, ce qui risque de faire prendre du retard au Canada dans la transition énergétique mondiale. Tout cela pourrait aussi entraîner des conséquences géopolitiques et commerciales si le Canada donne l’impression d’en faire moins que ses principaux partenaires et alliés commerciaux. Par ailleurs, une plus grande quantité d’émissions de GES à court terme ne fera qu’exacerber les répercussions climatiques mondiales. 

Une cible pour 2035 ambitieuse, mais atteignable pour le Canada

En matière de cible, il n’existe pas de solution parfaite – aucune cible ne remplit à elle seule tous les critères dont se soucient les gouvernements. Pour définir des cibles, les autorités doivent nécessairement tenir compte d’éléments complexes et faire des compromis. 

Pour notre sous-ensemble d’indicateurs, notre analyse montre qu’une plage cible de réduction de 49 à 52 % par rapport aux émissions de 2005 d’ici 2035 trouve l’équilibre entre les problèmes potentiels de cibles plus ambitieuses quant à l’abordabilité, à la croissance économique et à la mise en œuvre de politiques, d’une part, et les avantages d’une baisse plus importante des émissions, de la compétitivité du Canada et des avantages sociétaux, d’autre part. 

Cela ne signifie pas qu’une diminution de 49 à 52 % des émissions sera une tâche facile. Même une réduction de 49 % des émissions d’ici 2035 nécessiterait des politiques d’une envergure considérablement plus grande que celles des politiques en place ou proposées. Notre évaluation indépendante de 2023 du Plan de réduction des émissions a révélé que l’ensemble de politiques proposées par le Canada amène le pays à 85 % des cibles pour 20303. Dans un scénario où les gouvernements adopteraient des politiques plus ambitieuses pour combler l’écart avec les cibles pour 2030, ces politiques continueraient de favoriser la réduction des émissions après 2030, pour atteindre une baisse de 49 % des émissions par rapport aux chiffres de 2005 d’ici 20354.

En résumé, une réduction de 49 à 52 % représente une plage cible ambitieuse, mais atteignable pour le Canada. 

Enfin, voyons quelques notions de comptabilité : les cibles du Canada concernent la réduction des émissions « nettes ». Cela signifie que les cibles se fondent sur les émissions brutes des secteurs moins les mesures d’élimination ou de compensation des émissions. La figure 2 présente les émissions brutes et nettes pour nos six cibles pour 2035, en tenant compte de l’élimination de 32 Mt d’émissions par l’affectation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie (ATCATF) et de 13 Mt d’émissions par des solutions fondées sur la nature et des mesures agricoles qui favorisent le stockage de carbone. Ces deux valeurs se fondent sur des projections d’Environnement et Changement climatique Canada.

Malgré tout, les estimations et les données des émissions nettes sont largement incertaines et variables. Par exemple, les plus récentes données sur les émissions du Canada montraient que pour la première fois en près de 20 ans, les sols et les cultures agricoles avaient été des sources d’émissions en 2022, plutôt que des outils de stockage. Afin de réduire l’incertitude dans les cibles de réduction des émissions, les gouvernements doivent faire preuve de transparence dans les émissions brutes et nettes présumées, travailler à améliorer les mesures et les pratiques comptables et surveiller et déclarer régulièrement les progrès.

Les cibles ne sont efficaces que si les politiques le sont

Malgré les embûches, des cibles de réduction des émissions bien fondées en valent la peine. Ces cibles intérimaires sur la voie de la carboneutralité sont le fondement de la responsabilisation climatique au Canada. En balisant le chemin vers les objectifs à long terme, elles peuvent réduire l’incertitude pour l’industrie, les ménages et d’autres gouvernements en plus de stimuler les investissements dans les solutions pour le climat. Elles constituent des objectifs à court terme qui permettent de suivre les progrès, accroissent la responsabilité des gouvernements envers les citoyens quant aux enjeux climatiques et permettent de corriger le tir régulièrement. Et en précisant les mesures à accentuer pour garder le pays sur la voie de la carboneutralité d’ici 2050, elles peuvent aider les gouvernements à prendre des décisions plus éclairées. 

L’établissement de cibles et la bonne gouvernance sont importants, mais ce qui compte le plus, c’est que les gouvernements adoptent des politiques capables de remplir leurs engagements climatiques. Des cibles efficaces de réduction des émissions peuvent et doivent inciter les gouvernements successifs à internaliser l’objectif de carboneutralité du Canada et les changements stratégiques majeurs qu’il nécessite. 

Anna Kanduth est directrice de l’initiative 440 mégatonnes à l’Institut climatique du Canada. Dave Sawyer est économiste principal à l’Institut climatique du Canada, Dale Beugin est vice-président exécutif à l’Institut climatique du Canada, Brad Griffin est conseiller pour l’initiative 440 mégatonnes et directeur du Centre canadien de données sur l’énergie et les émissions de l’Université Simon Fraser. Alison Bailie est associée de recherche principale à l’Institut climatique du Canada. 

Données de modélisation fournies par Navius Research.


Notes

  1. Les émissions de 2005 sont tirées du Rapport d’inventaire national 2023.
  2. La croissance économique ne tient pas compte des dommages climatiques. Les coûts de ces derniers sont pris en compte dans l’indicateur du rapport coûts-avantages.
  3. Au moment de l’analyse, la Stratégie canadienne pour les bâtiments verts n’était pas encore publiée; nous avons utilisé une représentation illustrant le mandat gouvernemental de mise en œuvre de normes réglementaires pour l’abandon des combustibles fossiles dans le chauffage. Maintenant publiée, la Stratégie s’avère moins contraignante que les hypothèses utilisées par l’Institut climatique dans son évaluation indépendante du Plan de réduction des émissions. Ainsi, l’écart en 2030 sera supérieur à celui prévu dans cette évaluation.
  4. Pour estimer les émissions de 2035, nous avons utilisé des hypothèses post-modélisation afin de prolonger les projections d’émissions de 2030 à 2035.